Saut de Sabo, Saint-Juéry, Saut du Tarn… sont des lieux que l’on ne peut dissocier, leur histoire étant liée. Le premier est un chaos rocheux dans lequel la rivière Tarn se précipite pour former dans un bruit infernal, une chute d’eau de vingt mètres. Ce site est propice à l’établissement de Saint-Juéry, un village fortifié dont l’existence est attestée au XIe siècle et de l’usine du Saut du Tarn, une exploitation métallurgique datant du XIXe siècle. Il faut dire que la force hydraulique générée par le Saut de Sabo attire de nombreuses activités économiques depuis le Moyen Âge.

Saint-Juéry, qui est le nom occitan de Saint-Georges, voit son territoire souvent modifié. Dès 1824, la vie quotidienne des saint-juériens est chamboulée par le développement industriel !

Attirés par la force motrice du Tarn à Saint-Juéry, deux industriels Messieurs Garrigou et Massenet développent une activité métallurgique sur le site du Saut de Sabo. Ainsi, de 1824 à 1983, ce sont des centaines de milliers d’ouvriers qui vont vivre au rythme de l’usine du Saut du Tarn.

Vue de l’usine du Saut du Tarn et du Saut de Sabo

Un site naturel unique… 

L’histoire de l’usine du Saut du Tarn commence par celle d’un site naturel unique : le Saut de Sabo. Il désigne un défilé rocheux marquant l’essoufflement final du vieux Massif central qui s’éteint là en déposant ses ultimes schistes. Puis le Tarn et le temps ont sculpté cette gorge profonde et étroite aux pans escarpés et sauvages produisant une chute naturelle d’une vingtaine de mètres jonchée de tourbillons, courants rapides, embruns et d’assourdissants vacarmes.

Comment ne pas tenter de dompter cette force considérable circulant dans le défilé ? Ce que font les hommes grâce à un vaste réseau de canaux qui alimentent sur les deux rives les nombreux moulins (à partir de 1373), une papeterie (1639), un martinet à cuivre (1687), une filature…  Enfin, en 1824, l’énergie hydraulique permet l’implantation d’une usine en faisant fonctionner les machines et plus tard des centrales hydroélectriques. Pour cela, l’usine est autorisée par l’ordonnance royale de 1828 à concevoir un barrage pour acheminer plus efficacement l’eau sur la rive droite (6.06 m³) et la rive gauche (11.5 m³). L’usine a ainsi la mainmise sur ces eaux sauvages et le site.

Les moulins, une des 1eres activités du Saut de Sabo.

Le début de l’activité industrielle

La situation géographique et géologique du Saut de Sabo offre la possibilité au vicomte François-Gabriel de Solage, propriétaire des mines de fer d’Alban, situées à 20 km de Saint-Juéry, et à l’ingénieur Dodun d’entreprendre une industrialisation du site dès 1793. Cette tentative échoue, faute de capitaux.

Quelques années plus tard, en 1824, deux industriels qui exploitent les forges du Bazacle à Toulouse, Messieurs Garrigou et Massenet, reprennent cette idée : utiliser la force hydraulique du Saut de Sabo, le minerai de fer d’Alban, le charbon de bois de la forêt de Sérénac et le charbon de terre des mines de Carmaux afin de fondre le fer et de fabriquer des outils de taillanderie.

Une délibération du Conseil Municipal de la ville de Saint-Juéry, datant du 23 juin 1824 cède les terrains communaux « pouvant se trouver sur le site en contrepartie de la réparation d’une muraille de soutènement sur le chemin d’Albi ». En peu de temps, les industriels acquièrent la quasi-totalité des terrains et voies d’eau de la rive gauche du Tarn.

Une fabrique de faux dite la Halle aux Martinets, est initialement installée, avec 2 fours à cémenter pour fabriquer l’acier et 22 martinets à forger. Chaque martinet pesant 20 tonnes nécessite une force hydraulique importante ! On imagine très bien les conditions de travail difficiles dans cette pièce presque souterraine où règne le bruit, l’humidité et l’obscurité.

Martinetteur forgeant une faux, vers 1924.

Joseph-Léon Talabot, grand industriel limougeaud, prend la direction de l’usine en 1832 et développe la production jusqu’ici réservée à l’agriculture, première activité économique du pays. Le Saut du Tarn commence également à produire des ressorts de voiture, domaine en plein essor. Cependant, à la mort de Léon Talabot en 1864, l’activité de l’usine stagne contrairement aux autres industries métallurgiques qui progressent à grand pas. A cette époque, l’usine n’emploie que 200 ouvriers.

C’est en 1870, sous la direction de Charles Vissac, que l’usine devient « Société anonyme des aciéries du Saut du Tarn ». De nouveaux investissements sont réalisés et l’usine commence à diversifier sa production par la fabrication d’outils aratoires (surtout destinés aux colonies françaises) et de limes. L’usine commence à connaître un véritable essor et la marque Talabot devient symbole de qualité, notamment pour la fabrication manuelle des limes et râpes.

L’arrivée d’Adolphe Espinasse à la direction de l’usine en 1876 marque un tournant majeur : la construction du Haut-Fourneau[1] sur le site en 1882 et l’acquisition des mines de fer du Fraysse vont encore augmenter la production de fonte et d’acier.

Avant la construction du haut-fourneau, « […]  la consommation annuelle de fonte était d’environ 1 200 tonnes qu’il fallait faire venir de l’Ariège et du Périgord. » Ce mastodonte de 15 mètres de hauteur peut produire 40 tonnes de fonte par jour.

Le haut-fourneau

Un développement industriel lié à l’avènement de l’électricité…

Dès 1898, l’usine commence à produire sa propre électricité grâce à sa première centrale hydroélectrique.

Aussitôt, le Saut du Tarn dispose d’une nouvelle force motrice pour ses ateliers modernes. L’aciérie s’agrandit et des laminoirs sont installés dans de nouvelles halles. L’usine s’équipe de machines-outils modernes. Il devient alors urgent d’augmenter la quantité d’énergie électrique ; en 1906, la deuxième centrale alimente le premier four électrique (le four Héroult) ; plus tard, la centrale n°3 dite la Pyrénéenne est achetée par le Saut du Tarn. En 1912, un bâtiment aux Avalats est transformé en centrale hydroélectrique. Et pour finir, la centrale d’Ambialet est érigée en 1917 pour électrifier les mines du Fraysse et le prieuré d’Ambialet.

À l’aube du XXe siècle, le Saut du Tarn emploie près de 1 000 ouvriers et son potentiel technologique a considérablement augmenté. L’objectif de départ est atteint : productrice de matières premières, cette usine devient « une des plus grandes industries métallurgiques du Centre et du Midi de la France ».

Centrale n°1 vers 1924
Intérieur de la centrale n°1
Centrale d’Ambialet, dernière centrale construite par le Saut du Tarn

Une chaine de production très contrôlée

La Société Anonyme des Aciéries du Saut du Tarn fonctionne désormais sur le modèle d’une usine intégrée, son organisation lui permet de contrôler toute la chaine de production, des matières premières à la commercialisation des produits finis… Elle innove en matière de production sidérurgique en s’équipant de machines modernes comme les fours à creuset Siemens, le four électrique Martin ou le gros laminoir.

Construction du four Martin en 1906
Four électrique vers 1924

Ce four électrique permet d’obtenir un acier de meilleure qualité et présente un intérêt économique grâce à l’utilisation des déchets de fer et d’acier. Le Saut du Tarn possède alors 6 fours électriques. Leur contenance est moindre par rapport au haut-fourneau mais les coulées sont plus fréquentes.

Le Saut du Tarn est renommé pour la qualité de ses aciers. Ainsi, le laboratoire d’analyse intervient en amont et en aval de la fabrication. Il vérifie notamment la qualité de l’acier avant chaque coulée. Et le personnel de l’atelier des essais physiques et chimiques pratique plusieurs analyses, essais et vérifications pour surveiller la résistance de l’acier.

Laboratoire d’analyses et d’essais
Étambot du paquebot France, 1957-1960

Les aciers produits prennent ensuite deux chemins : l’atelier des laminoirs pour être transformés en profilés (barres d’acier de différentes formes) ou la fonderie pour être directement moulés.

Les moules sont réalisés par l’atelier de la charpente. La réalisation de pièces moulées est un travail en étroite collaboration entre les différents services et ateliers, pour la production, entre autres, de pièces monumentales comme l’étambot du paquebot France ou des bâtis de corps de pompe Marep qui sert de matériel de recherche pour l’exploitation du pétrole.

Les profilés provenant des laminoirs sont ensuite distribués dans les divers ateliers de production selon leurs besoins. Ainsi, le Saut du Tarn fabrique des outils pour tout corps de métiers mais également des machines agricoles : des faucheuses telles que La Vaillante, des charrues, des sarcleuse interceps, des vigneronnes décavaillonneuses… et des machines industrielles comme des perceuses aléseuses, J320…

La production de limes et de râpes est tout de même une des spécialités, elle est la première fabrication d’Europe dans la première moitié du XXe siècle. Les premiers ouvriers de l’atelier des limes sont venus de la région toulousaine, apportant un outillage rudimentaire pour un façonnage à la main. La mécanisation a commencé dès 1885 et est rapidement devenue intensive avec 99% des limes produites mécaniquement après 1914.

Machine agricole
Perceuse J320
Limes Talabot

À la fin de la chaîne de fabrication, l’usine s’occupe de la commercialisation de ses produits en les distribuant dans les divers dépôts et magasins installés dans les plus grandes villes de France : Paris, Strasbourg (1919), Lille (1923), Lyon… et bien sûr Albi. Ces points de vente fait le relai entre les clients et l’usine. L’usine utilise aussi son image pour gagner la confiance de ses clients en véhiculant les valeurs d’une entreprise dynamique, innovante et prospère. Pour cela, le Saut du Tarn édite également des cartes postales qui servent de publicité mais aussi de cartes de visite, d’accusés de réception de commandes ou d’avis de passage pour leurs commerciaux.

L’usine du Saut du Tarn possède également un service publicité où un photographe professionnel s’occupe de la création de ces documents en collaboration avec le siège de l’entreprise situé à Paris. Un soin tout aussi rigoureux est apporté aux catalogues de vente, aux brochures de publicité, notices techniques des produits de la marque.

Projet pour un catalogue de machines agricoles

Une chaine de production maitrisée, de nouvelles productions… Après 1945, les machines-outils puis les vannes à boisseau sphérique qui deviennent rapidement une spécialité de l’usine. A cette date, environ 2000 ouvriers travaillent sur le site, qui s’étend alors sur 25 hectares

Une entreprise, des ouvriers

Dès la deuxième moitié du XXe siècle, le Saut du Tarn se trouve à la pointe du progrès en matière de sidérurgie mais cette ascension n’aurait pu se réaliser sans les savoir-faire de plusieurs générations d’ouvriers, qui se transmettent souvent de père en fils…

…ou de femme en fille. En effet, durant la Première Guerre mondiale, le Saut du Tarn fait appel aux femmes afin de participer à l’effort de guerre. En 1914, l’usine compte 1 800 ouvriers alors qu’en 1915, 3 000 ouvriers envahissent les ateliers. Grèves, chômages partiels et vagues de licenciement marqueront ces temps difficiles.

Groupe d’ouvriers monteurs de machines en 1910
Personnel de l’atelier des limes en 1910

Les conditions de travail dans les ateliers sont difficiles mais qu’en est-il des conditions sociales ? Salaires modestes, retraite précaire, chômage courant…

A la fin du XIXe siècle, le personnel travaille 12h à 15h par jour en moyenne avec seulement 30 minutes de pause pour leur déjeuner. Ce n’est qu’à partir du 1er juin 1919 que l’usine applique la journée de 8h selon la législation en vigueur.

Les ouvriers en fin de carrière peuvent obtenir une pension soumise à l’approbation du conseil d’administration de la société. Mais, « […] le conseil charge Monsieur Espinasse d’étudier la question de la Caisse des retraites du personnel. » en mai 1914[1]. Les ouvriers n’ayant pas de retraite, travaillent souvent jusqu’à la fin : ce qui explique l’âge avancé de certains ouvriers dans certains portraits de groupe.

Aussi, quelques réussites sociales… En 1942, un service social et médical du travail doté d’un médecin et plus tard, d’une assistante sociale est créé. Puis, un comité d’entreprise consultatif voit le jour en 1944 et met en place, entre autres, des colonies de vacances pour les enfants du personnel.   


[1] Rose Fernandes et Stéphanie Kéray, Saint-Juéry, éditions Sutton, 2011.

Un lent déclin…

Malheureusement, l’usine n’est pas épargnée par les crises qui agitent le monde de la métallurgie.

Manifestation en mai 1968

Les années 1960 sont marquées par une importante agitation syndicale. De nombreuses grèves atteignent leur paroxysme après les événements de mai 1968 puisque la société est déclarée peu de temps après, en état de règlement judiciaire avec 1500 personnes licenciées. Dans le but de maintenir l’emploi, et avec le soutien de l’État, la « Société Nouvelle du Saut du Tarn » est créée. Elle va réembaucher 1380 personnes. L’espoir renaît. À partir de 1971, l’essor de la fabrication des vannes permet à l’entreprise de démarrer une période de prospérité qui va durer jusqu’en 1976. L’entreprise réalise d’énormes commandes pour l’URSS, et parallèlement, développe un secteur des vannes pour les sous-marins nucléaires. Cet essor entraîne une progression de l’effectif, qui repasse à 2000 en 1976.

Enfin, à partir de 1976, les marchés vitaux dans le secteur de vannes ne sont pas reconduits. Dès lors, le Saut du Tarn retourne dans une phase de récession qui conduit à une nouvelle vague de licenciements. Après quelques derniers soubresauts et de nombreuses manifestations, la fin de l’usine est annoncée en mars 1983, et sa liquidation est terminée dès avril 1984.

Aujourd’hui… une industrie et un musée

Après la fermeture de l’usine, quelques nouvelles entreprises ont vu le jour sur le site, dans les anciens ateliers, reprenant certaines activités, et assurant la continuité avec la tradition métallurgique de Saint-Juéry. De plus, EDF a repris l’exploitation des 5 centrales jusqu’en 1990, date à laquelle une nouvelle centrale est construite sur la rive droite du Saut de Sabo. Seules les centrales des Avalats et d’Ambialet ont été modernisées et remises en service. Sur le site, d’autres entreprises, des artisans ou des artistes occupent quelques bâtiments rachetés. Enfin, en 1995, le musée du Saut du Tarn a ouvert ses portes, sur l’initiative d’anciens employés regroupés en association depuis 1989. Installé dans l’ancienne centrale hydroélectrique no 1, aujourd’hui classée Monument Historique, il retrace les 200 ans d’aventure industrielle et sociale.

Le musée aujourd’hui, photographie de Sébastien PIOCH (TCHIZ studio)

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